- FRANCE - Analyse institutionnelle et politique (1988-1993)
- FRANCE - Analyse institutionnelle et politique (1988-1993)Les élections législatives de 1993 sont-elles un nouveau départ ou simplement du déjà vu? Déjà vu, si l’on considère que la cohabitation qu’elles amorcent rappelle une formule antérieure, avec les même partenaires – le même président, une majorité parlementaire dominée par le mouvement gaulliste, dont est issu le Premier ministre – et des problèmes de fond persistants – chômage, stagnation économique en dépit d’un effort de rigueur monétaire et d’assainissement financier, croissance des déficits publics, alourdissement des systèmes de protection sociale. Nouveau départ, si l’on observe les différences entre les cohabitations modèle 1986 et modèle 1993. Les deux partenaires de l’exécutif, président et Premier ministre, ne doivent pas être candidats à l’élection présidentielle à venir; les candidats, qui restent virtuels, demeurent derrière le rideau. La nouvelle majorité est d’une ampleur telle qu’elle a le champ libre. L’expérience acquise comme l’effondrement du Parti socialiste et de sa représentation accroissent encore sa suprématie.Pourtant, le sentiment prévaut que ces élections closent une période plus qu’elles n’en amorcent une nouvelle. Elles enregistrent et sanctionnent un bilan d’échec. Entre 1988 et 1993, le régime s’est enfermé dans une série d’impasses, pour les forces politiques, pour les institutions elles-mêmes. Au demeurant, depuis plus de dix ans, les victoires électorales sont des succès par défaut plus que par dynamique. Elles expriment le rejet des hommes, des partis et des politiques précédentes plutôt que l’adhésion à des formules nouvelles, qui ne se dessinent guère. À ne retenir que les traits marquants de la période, les blocages institutionnels reflètent un désenchantement politique généralisé.Blocages institutionnelsL’aggravation des défauts du système n’est guère compensée par quelques velléités réformistes.Aggravation des défauts du systèmeTrois exemples sont frappants, qui concourent à un appauvrissement de la vie démocratique et à un déclin des institutions représentatives.Les effets pervers de la décentralisation , «grande ambition» du premier septennat de François Mitterrand, se sont fait rapidement sentir. La décentralisation aurait pu renforcer ces cellules de base de la démocratie que sont les communes. Elle a conduit à confier des pouvoirs considérables aux élus locaux et aux exécutifs communaux, départementaux, régionaux, au détriment des services centraux ou déconcentrés de l’État. L’abaissement recherché de la technocratie administrative n’a pas pour autant conduit à revivifier la participation des citoyens. Il a davantage créé des féodalités locales, accru le poids incontrôlé de notabilités électives, sans que le bien public en soit toujours le bénéficiaire. Les conséquences financières, tant pour l’efficacité de la gestion que pour la moralité des milieux politiques, n’ont pas toujours été heureuses. Au surplus, les difficultés économiques ont contribué à concentrer l’activité dans quelques régions moins éprouvées, dont la région parisienne, et l’aménagement du territoire tout comme la sauvegarde du milieu rural en ont payé le prix.L’instabilité gouvernementale demeure relative par rapport aux républiques précédentes. Cependant, entre 1988 et 1993, on compte quatre Premiers ministres – Michel Rocard (1988-1991), Édith Cresson (19911992), Pierre Bérégovoy (1992-1993), Édouard Balladur, soit deux fois plus que pour le premier septennat du général de Gaulle. Michel Rocard est révoqué en pleine session parlementaire, et le choix de son successeur, Édith Cresson, conduit à l’un des gouvernements les plus brefs du régime, cependant que Pierre Bérégovoy vit sous l’anticipation d’une défaite électorale que tout annonce. À cette instabilité, plusieurs causes sans doute: les difficultés économiques, qui conduisent à chercher de nouveaux élans; l’absence de majorité parlementaire, qui fragilise tout gouvernement et renforce sa dépendance à l’égard du président; le souci de ce dernier de ne pas laisser grandir face à lui de possibles successeurs. En partie provoquée, en partie subie, cette instabilité témoigne d’un affaiblissement profond de l’efficacité des institutions, de leur emprise sur la vie du pays et sur les problèmes qu’il affronte.La présidentialisation croissante se marque par des symboles et par des réalités. Symboles, avec les «grands travaux du président», un goût marqué pour les commémorations et festivités, une politique de cour. Réalités, avec une active pratique de nominations, exploitant toutes les ressources des postes disponibles, dont la liste a été accrue en prévision de la première cohabitation; avec un interventionnisme omniprésent, des sujets les plus minuscules aux plus nobles, spécialement en politique extérieure. Les bouleversements internationaux que connaît la période permettent à cet égard au président de prendre des positions spectaculaires, quoique inégalement heureuses – de la guerre du Golfe (1990-1991) au «coup d’État» manqué en U.R.S.S. (août 1991), en passant par la réunification allemande et le démembrement de la Yougoslavie, l’un et l’autre mal anticipés. Il s’agit là au surplus de réactions plus que d’initiatives.Velléités réformistesLe thème de la réforme constitutionnelle a caractérisé cette période, qu’il s’agisse du projet récurrent de quinquennat, de la saisine du Conseil constitutionnel par les juridictions ordinaires, de l’idée plus vague de renforcer le rôle du Parlement, de la réforme du Conseil supérieur de la magistrature ou de la Haute Cour, voire de l’extension du domaine référendaire. Sur ce dernier point, le succès très relatif du référendum sur la Nouvelle-Calédonie n’est guère encourageant, et l’hostilité tacite des partis politiques reste solide. Pour le reste, certaines de ces réformes, surtout envisagées par le président, sont avancées pour des raisons conjoncturelles, et il est difficile de démêler ce qui relève du désir sincère d’adapter les institutions et ce qui appartient à la manœuvre politique. Le président souhaite, à l’évidence, imprimer sa marque aux institutions du général de Gaulle, comme avant lui Valéry Giscard d’Estaing, afin d’être un fondateur autant qu’un président ordinaire. En même temps, il y a là tentative de ressaisir l’opinion, de diviser l’opposition, de détourner l’attention des questions économiques et sociales.Ces efforts culminent avec la désignation, à la fin de 1992, d’un comité consultatif composé d’experts, souvent universitaires, et de parlementaires: procédure extraconstitutionnelle qui contraste avec le processus exécutif, rapide et secret qui avait marqué l’élaboration du projet de 1958 ou avec la démarche purement personnelle du général de Gaulle en 1962. Mais il est trop tard, et la seule réforme consensuelle, le quinquennat, est précisément écartée. À la limite, on pourrait penser que les autres tentatives de réforme n’ont pour fonction que de faire oublier cette dernière. Cependant, ce réformisme velléitaire ne renforce pas la position présidentielle. Une remise en cause généralisée des institutions tend à les affaiblir, à jeter le doute à leur égard, à en faire le bouc émissaire des impuissances de l’exécutif.Une seule réforme constitutionnelle aboutit, celle qui conditionne la ratification des accords de Maastricht sur l’Union européenne. Elle contient et résume toutes les ambiguïtés précédentes. Le référendum constituant du 20 septembre 1992, s’il divise l’opposition, n’est qu’un demi-succès et ne permet pas au président de relancer à son avantage la vie politique. C’est dans un climat de désenchantement que s’opère le glissement irrésistible vers une victoire massive de la droite parlementaire en mars 1993.Désenchantement politiqueLa vie politique est plus que jamais monopolisée par un système partisan dont l’emprise sur l’opinion diminue, cependant qu’aucune des forces politiques, analytiquement considérées, ne parvient à se renouveler en profondeur.Impasses du système des partisÀ la consolidation du monopole collectif des partis correspond un détachement croissant de l’opinion.Le monopole partisan , au profit des partis constitués, se marque par le financement public, qui profite aux formations en place, et par le maintien d’un mode de scrutin, le scrutin majoritaire d’arrondissement, censé avantager les sortants – espérance au demeurant déçue. La vie politique semble appartenir à un «syndicat» d’élus, qui défendent collectivement leurs intérêts, toutes tendances confondues. L’appel épisodique à des hommes de la «société civile» ou à des personnalités médiatiques n’est qu’une fausse correction. L’absence de répression efficace de faits patents de corruption, l’amnistie, la tolérance passive à l’égard d’un système illégal et malsain de financement des partis politiques renforcent l’éloignement et l’irritation de l’opinion.Le détachement de l’opinion se traduit par divers comportements passifs, tels que la non-inscription sur les listes électorales, un abstentionnisme croissant, le succès d’émissions télévisées satiriques qui ridiculisent le monde politique. Électorats traditionnels comme militants politiques prennent leurs distances, cependant que se développe une sorte de consumérisme politique fondé sur le rejet plus que sur l’adhésion. Si le Parti socialiste en est la principale victime, tous en sont, à des titres divers, atteints. Le Front national, la plus vigoureuse des oppositions, n’en profite guère, cependant que les mouvements écologistes obtiennent un succès plus médiatique qu’électoral, plus superficiel que substantiel. Certes, de façon épisodique, des catégories menacées – agriculteurs, pêcheurs – s’expriment par la violence, mais sans débouché politique autre qu’une vague sympathie de l’opinion, de moins en moins structurée autour d’organisations syndicales représentatives.Limites de renouvellement des forces politiquesLe sort des formations politiques est profondément différent, puisque l’effondrement du P.S. mène au triomphe de la droite parlementaire. Mais le blocage des réformes internes leur est commun. Une nouvelle génération ne parvient pas à s’imposer face aux leaders traditionnels: réformateurs et «quadras» ne peuvent que figurer et prendre date. Cette fermeture interne renforce la concentration de la vie politique et l’appauvrissement de la démocratie.Les formations extrêmes , Parti communiste et Front national, tendent à stabiliser à tous égards leurs positions. Le P.C., qui avait au cours des années précédentes déjà perdu sa substance électorale et nombre de ses militants, ne souffre pas trop de la disparition de l’univers soviétique. Réduit à un noyau, il tire même un profit parlementaire d’une alliance purement «alimentaire» avec le P.S. Quant au F.N., à l’inverse condamné à l’isolement électoral, pénalisé par le mode de scrutin, il stabilise inutilement un électoral local et protestataire. Quoique sur des thèmes différents, P.C. et F.N. dressent la carte et expriment les nostalgies d’un archaïsme politique français.Le Parti socialiste accumule échecs politiques et électoraux. Incapable de construire une victoire parlementaire en 1988 malgré la brillante réélection de François Mitterrand, il se déchire lors du congrès de Rennes, en 1989, et s’épuise dans une lutte de clans sans enjeu autre que de pouvoir. Victime d’une sorte de présidentialisation interne, il paraît se réduire à un duel Fabius-Rocard. Sa lourde défaite aux élections locales de 1992 conduit au remplacement du Premier ministre, Édith Cresson. Au surplus, sa vertu l’a abandonné, et sa dégénérescence est incomparablement plus rapide que celle du Parti radical sous la IIIe République. Il avait porté l’espérance d’une génération, il en subit désormais le désaveu. N’aura-t-il été que l’instrument de l’aventure personnelle de François Mitterrand, ou Michel Rocard, qui en prend de vive force le contrôle après la défaite de 1993, lui rendra-t-il un avenir?Les mouvements écologistes ont d’abord été perçus comme une force virtuelle de renouvellement politique. La fraîcheur de leurs thèmes, la jeunesse et la diversité de leur électorat, leur ascension lors des consultations locales semblaient annoncer un ressourcement de la vie démocratique. Les élections de 1993 sont à cet égard une déception. Au-delà du vote utile, ils ont souffert d’une division entre Verts et Génération écologie, et de la rivalité entre les leaders, Antoine Waechter et Brice Lalonde, dont les ambitions se moulaient prématurément dans un jeu de combinaisons trop connues et mal maîtrisées. Une disponibilité générale, une ouverture à toutes mains en même temps qu’une prétention excessive ont brouillé leur image et obscurci leur message.Le triomphe électoral de la droite classique , R.P.R. et U.D.F., tient, d’un côté, au rejet profond du P.S. et, de l’autre, à sa distanciation réussie d’avec le F.N., qui lui rend un statut de force de gouvernement républicain modérée. Elle n’a pas pour autant résolu ses problèmes de fond. La distinction, voire la division, entre R.P.R. et U.D.F. se maintient; ses leaders sont toujours en active compétition, spécialement Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing; elle bénéficie de la dynamique du succès, mais nombre de divergences internes subsistent et elle n’est pas organisée autour d’un projet ferme et homogène.Au fond, tout se passe comme si la campagne électorale, avec ses aspects clarificateurs et rénovateurs, n’avait pas eu lieu, comme si l’essentiel restait à venir, comme si tout demeurait suspendu à la prochaine élection présidentielle, régulière ou anticipée. Situation au demeurant conforme à la logique profonde des institutions: trente-cinq après sa naissance, la Ve République continue.
Encyclopédie Universelle. 2012.